ALI MOUSSA IYE
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L’homme qui pleurait des perles

2/14/2014

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L’homme marche dans la grand-rue de la ville. Dans le rythme de ses pas, une étrange appréhension. Le macadam grince sous la caresse de ses semelles sans empreinte. Au loin, les crêtes grises des tours en béton chatouillent un ciel embué d’oxydes. Le froid. Sur les visages qui rasent les murs lacérés de graffitis. Le froid, dans le sifflement du vent fuyant par les brèches. Aux rond-points, des squelettes d’arbres se regroupent dans un carré de boue pour se réchauffer ensemble et échapper à l’étreinte de l’asphalte. L’air respire la moisissure de solitude, l’avenir en suspens. Il fait froid, très froid comme après le passage d’un malheur. Un groupe d’enfants passe et laisse une flaque de vie derrière lui. Le regard d’innocence que les pousses d’homme jettent sur sa différence le réconforte. L’étranger esquisse un sourire de reconnaissance.

Soudain une clameur monte derrière lui et se rapproche au galop. Il se retourne et son cœur chavire dans la peur. Ce sont eux! Les Purificateurs ! Eux qu’il a pensé avoir semé dans les méandres de sa fuite, dans l’anonymat de la grande ville, eux à qui il a cru échapper en cachant les stigmates de son histoire sous son long manteau rapiécé. Eux, chasseurs d’allogènes, nettoyeurs de sang impur, greffiers de la préférence raciale!.

L’index pointé vers lui, ils avancent, en horde serrée, entonnant leur hymne rituel. L’inconnu se voit acculé, contre un mur griffé de signes vengeurs,  sans brèche pour fuir ; il fait face à des êtres sans visage. A la place de la bouche, un trou béant d’où jaillissent des rafales de mots enrobés de bave. Ce sont eux, escadrons de la mort, fer de lance de la milice levée pour le salut de la Citadelle Radieuse. Dans leurs yeux, la haine. Dans leurs mains, la mort. L’étranger murmure une prière avant que des myriades de doigts gantés ne s’abattent sur lui, tel un nuage de chauve-souris, pour s’approprier son corps. Dans les couplets de leur chant macabre, l’homme déchiffre leurs intentions. Pureté de race, émasculation, dératisation.

Les vêtements de l’étranger volent en lambeaux et le macadam mouillé reflète sa nudité. Un mouvement de recul gagne la horde. Stupéfaits, les miliciens lâchent leurs scalps : l’homme n’a point de sexe.

Le chef se ressaisit, rassure sa troupe. C’est une parade de barbare, une illusion de sorciers, cherchez au couteau, fouillez son entrejambe. Et de nouveau la bousculade et les sifflements des lames dans l’air avant de se planter dans la chair. Nouvelle frayeur dans les rangs : l’homme ne saigne pas. Alors le chef s’avance pour relever ce défi à leur certitude. Il prend l’inconnu par les cheveux et lui crache.

- Barbare, d’où sors-tu ? Où vas-tu ? Et qui es-tu pour venir narguer nos couteaux ?

Après un silence d’éternité, l’homme parle, enfin. En lui-même, pour lui-même. Il dit qu’il vient de loin, très loin, là où seul le soleil dicte sa loi aux hommes. Il dit qu’il a fui un destin incertain, à la recherche d’une autre vie pour épancher sa soif de justice, à la recherche d’un refuge pour panser ses blessures. Il a suivi un chemin, au hasard et a échoué dans cette ville qu’il n’a pas choisie, dans cette ville où l’on chante des hymnes effrayants. Il fuit ainsi, depuis longtemps. Toujours de passage, ici, la-bas, toujours ailleurs et nulle part, en même temps. Il a des ampoules à l’âme, des crampes à l’estomac. Il demande s’il y a un refuge pour les voyageurs de passage. Un abri pour avoir un peu d’eau et de répit

La détresse de l’étranger redonne courage à la horde.

- Il faut essayer le feu ! crie un des miliciens

- Oui, le feu purificateur ! lui répondent en chœur les autres en entonnant le chant de circonstance.

Le chef distribue les tâches. L’homme est immobilisé, plaquée contre un poteau métallique avec des cordes arrosées de pétrole. Il regarde devant lui des êtres enivrés de haine esquisser des pas de danse. Grotesque, obscène. Ses yeux s’auréolent d’un étrange liquide qui vient former une goutte étincelante au coin de son oeil. Un éclair jaillit de son regard, éblouissant le milicien désigné pour gratter l’allumette assassine. Bouche bée, la horde suit la chute vertigineuse de la larme de lumière. Une perle grosse comme une bille tombe sur le trottoir, rebondit six fois sur l’asphalte et roulent pour se lover sous la semelle gauche du chef. Elle est aussitôt suivie d’une grêle de perles scintillantes qui gambadent partout, se faufilant entre les bottes des miliciens.

Le chef de la horde sort le premier de la stupeur générale. Il ramasse quelques perles, les examine et étouffe un juron. Il fait signe à ses hommes de s’écarter mais lui s’approche de l’étranger. Baissant la voix, il lui demande, avec une voix subitement adoucie, si les larmes qu’il pleure sont bien des perles. L’homme, indisposé par l’haleine fétide du chef, acquiesce de la tête pour l’éloigner. Le chef sourit, un long moment. Il sort de sa rêverie, fait brusquement volte face à ses hommes et leur hurle.

- Que tous ceux qui ont touché le barbare courent vite se désinfecter au Centre ! C’est bien ce que je pensais ! Il est atteint du virus des nacres, la terrible maladie qui gangrène les parties génitales et coagule le sang dans le corps. Il doit venir d’un de ces pays décimés par l’épidémie. Allez, dépêchez-vous ! Vite! Courez au Centre! Quant à moi, je vais m’occuper de ce danger public ambulant, je l’emmène sur-le-champ à la cellule de quarantaine pour le mettre hors d’état de nuire. Comme une colonie de moineaux épouvantés, la horde vide les lieux. Le sourire revient sur les lèvres du chef. Il pose une main amicale sur l’épaule de l’homme.

- Tu as vu comme je t’ai sauvé la vie ! Cette bande d’imbéciles était prête à te brûler vif. Maintenant, suis-moi, je vais te mettre à l’abri.

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L’homme est caché dans une cabane de pêche, au bord d’une rivière désertée par les poissons et désormais abandonnée aux plantes mutantes. L’abri en planches sert maintenant de garçonnière au chef des miliciens qui emmène parfois les jeunes victimes des raffles. Pour ses besoins particuliers. C’est ainsi que « la communauté des  Purificateurs » récompense parfois le zèle de ses membres les plus méritants. Le sol de la cabane est jonché de revues illicites, d’instruments de plaisir souillés.

Les murs sont tapissés de grandes affiches vantant les vertus de la purification et rappelant le serment pour la défense de la Citadelle  « La vérité est dans la pureté, préservons là  pour l’éternité ».

Le chef installe l’inconnu devant une table garnie de toutes sortes de victuailles. Il se fait tout mielleux, troquant sa dureté contre une bonhomie étrangère à ses traits. il lui demande si c’est une coutume chez les...barbares de pleurer ainsi des perles. Il insiste pour savoir si, par hasard, l’homme ne sécrétait pas d’autres larmes de...valeur. L’étranger lui répond doucement, calmement. La nature et la forme de ses larmes dépendent de ses états d’âme. Toutes les peines ne se ressemblent pas, ainsi en est-il des larmes. Ses réponses évasives ne contentent pas le chef, pressé de  comprendre ce que les barbares font de ces richesses déversées. L’étranger raconte que dans son pays, aux confins du sable et du sel, on a l’habitude d’élever de grands tombeaux avec ses larmes. Des tombeaux étincelants au soleil pour envoyer dans le ciel le reflet des êtres disparus et entretenir le mirage de leur présence. Mais il arrive que les artistes, à la larme si facile, s’en servent pour concevoir des oeuvres à la démesure de leur imagination.


Le chef de la milice s’impatiente; ces balivernes ne l’aident nullement à percer le secret des larmes, à trouver le sésame des paupières qui renferment le nacre convoité.

- Ecoute, étranger ! dit-il à bout de patience, je sais que vos coutumes sont étranges,  ce que je veux juste savoir,  c’est ce qui te fait le plus pleurer. Toi, par exemple!

L’homme le transperce du regard. Visiblement, il est choqué par l’indécence de la question.

- Chez nous, jamais on ne demande une telle chose à un homme, répond-il, outré, avant de s’enfermer dans le mutisme total.

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Les jours glissent sur le refus de l’inconnu de coopérer. Des jours durant lesquels son geôlier épuise toutes ses recettes pour le faire fondre en larmes. Il lui raconte son enfance  malheureuse de fils de divorcés, inondé de jouets mais abandonné à l’envoûtement de la télé. Il lui parle de la tumeur cancéreuse qui ronge ses entrailles et devant laquelle la médecine a baissé les bras, accusant l’environnement de ruiner ses efforts.. Rien! Aucune perle ne rebondit sur le ciment glacial de la cabane.  Il le guide dans les méandres de sa vie conjugale, sa femme partie un beau matin d’été avec enfants et carte de crédit sans jamais essayer de lui expliquer le pourquoi de cette désertion. Il lui décrit la solitude qui l’a fait changer plusieurs fois de métier et a fini par le jeter dans les bras des Purificateurs. Rien, aucune lueur ne rallume les yeux de l’homme.

Il lui avoue les atrocités perpétuées par ses camarades miliciens sur les victimes qui tombent dans leurs filets et comment la justice traite le dossier des cadavres boursouflés que l’on voit parfois dériver dans la rivière. Toujours rien. L’étranger reste de marbre devant les funèbres confidences  Alors le chef se fâche, change de registre et décide de le faire pleurer de force. Il essaie d’abord les insultes, l’humiliation mais en vain. Le supplice de la faim et du froid. Rien ne tombe de l’homme sauf l’insupportable mépris de son regard. Fou de rage, il en vient à la torture et passe en revue le manuel du milicien. Aucune larme n’accompagne les gémissements de l’homme.

Exténué, désespéré par tant de mauvaise volonté de son hôte, le chef, à bout d’idée, finit par basculer dans la dépression. Il commence à sauter les séances de ressourcement destinées à raffermir la croyance des miliciens en leur supériorité et en leur pureté. Il participe de moins en moins à «la chasse aux bâtards», son sport préféré. Ses «amis de corps et d’esprit», comme ils s’appellent entre eux, s’inquiètent de son comportement et de la pureté de ses idées. Un conseil de rectification se réunit à son insu pour statuer sur son cas. Chez les escadrons de la Citadelle, on n’aime pas les faibles, les sentimentaux, les déviants, bref ceux qui sont attendris par la trompeuse ressemblance avec les barbares.

                ****************************************************

Un jour, le chef fait irruption dans la cabane, imbibé d’alcool. Dans son regard, plus de haine, plus de colère mais le désarroi. Il se plante tant bien que mal devant l’étranger attaché au pilier central. Choc des regards, chape de silence.

Le tortionnaire a le temps de mesurer l’inflexible détermination de sa victime. Il se sent impuissant devant ce roc de volonté qui le toise, anéantissant ses rêves de richesse. Il réalise qu’une chance inespérée lui échappe. Des images titubent dans sa tête. Il se voit végéter encore dans ce rôle minable de fantassin de la haine, pour combler les béances de sa vie. Il se voit poursuivant encore des fantômes sur les remparts d’une citadelle lézardée. Il a rêvé, il y a cru, enfin il allait prendre sa revanche sur la vie, jouir de délices vantés sur tous les écrans. Et voilà que ce maudit étranger au cœur de pierre refuse de pleurer. Qu’est-ce que cela lui coûte-t-il de donner quelques gouttes de liquide ? Lui , le barbare, qui ignore la valeur de ses larmes ? Soudain, il éclate en sanglots comme un enfant gâté, un enfant dépossédé de son cadeau.

- Etranger, pourquoi restes-tu indifférent à ma peine ? Pourquoi es-tu aussi impitoyable ? Je t’en prie, aide-moi, Souviens-toi, je t’ai sauvé la vie... Je pourrais encore t’aider…t’aider à acquérir un certificat de pureté, par exemple, pour rester ici, aussi longtemps que tu voudras. ..Je t’en prie, aies pitié de moi…Pleure...Pleure pour moi...Juste un peu, juste le temps de devenir quelqu’un...S’il te plait, étranger, pleure pour moi...

Les sanglots étouffent sa voix. Il tombe à genoux devant l’homme et se met à lui embrasser les pieds en le suppliant de toute son âme. L’inconnu ne supporte plus cette scène. Des souvenirs lourds de tristesse défilent devant lui. Ce tableau de l’homme à ses pieds le renvoie à d’autres images. L’arrivée des hommes par la mer, leur folie à la vue du métal jaune, la ruée, le carnage, l’orgie du sang et les longues files d’hommes et de femmes enchaînés, la fumée au-dessus des villages, les cris, surtout les cris épouvantés des enfants. L’homme a la chair de poule. Ses yeux se voilent de larmes et une pluie de perles s’abat sur le dos du milicien agenouillé.

Au même moment, un violent coup de pied ébranle la porte de la cabane. La horde des miliciens surgit, toujours aussi menaçante. Le nouveau chef s’en détache et plaque sous son pied botté la tête de son prédécesseur qui n’a pas eu le temps de se relever. Prenant la pose du chasseur, il s’adresse à sa troupe, avec solennité.

- Voilà qui confirme le sentiment de notre conseil et son juste verdict !. L’image que vous avez sous les yeux parle d’elle-même. Celui à qui nous avions donné toute notre confiance a donc trahi la Cause. Il a choisi le camp des bâtards! Regardez le se prosterner devant le sorcier qui fait semblant de pleurer des perles! Ainsi il a choisi la déviance et la cupidité dégradante, mettant en grave danger l’avenir de la Citadelle...Ne méritait-il pas le châtiment réservé aux dégénérés de son espèce ?. Occupez-vous de lui et du barbare. Pendant que moi, je me charge de ces maudites perles pour les jeter là où plus jamais elles ne tromperont personne. Allez, au boulot !

Dans les rangs des miliciens, personne ne bouge. Le chef renouvelle ses ordres en hurlant. Aucun mouvement dans la horde sauf celui des regards suspicieux qui enveloppent les perles scintillantes dans la main de leur chef. Des grognements se murmurent puis montent, des jurons s’échappent et fusent. Le chef recule mais il est vite encerclé par ses hommes.

- Lui aussi, il voulait nous berner, le salaud ! crie un milicien.

- il comptait se tirer avec le magot pour lui tout seul, le traître ! ajoute un autre.

- Le grand discours pour les pauvres troupes et la fortune pour le chef, le pourri ! renchérit un troisième.

Des grappes de mains armées s’abattent sur le corps du nouveau chef pour le déchiqueter. Puis, c’est la ruée sauvage sur les perles ensanglantées.

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Un homme traverse la rue, comme un somnambule, sans regarder la circulation. Il n’entend pas le bruit des freins et les insultes des automobilistes déconcertés. Sa tête résonne d’images confuses. Il se dirige vers un chantier, au loin, où des grues gigantesques remuent leurs tentacules dans le ciel lugubre. Il fait froid, très froid comme après le passage d’un malheur..


Il croise des enfants mais il ne leur prête aucune attention. Soudain, une sirène déchire l’air embué du petit matin. L’homme est saisi de panique. Il s’arrête, fouille frénétiquement ses poches. La sirène se rapproche. Malgré le froid, son front se perle de gouttelettes de sueur.  Il secoue sa veste rapiécée pour chercher ses papiers. D’une main tremblotante, il sort de son portefeuille une carte jaunie par le temps. La voiture de police ne s’arrête pas et le dépasse, sirène hurlante. Il a juste le temps de reconnaître le regard de l’homme au volant. Le même regard que celui du chef de la horde.

L’homme ralentit le pas, se dirige vers un petit square aux arbres dénudés et s’assoit sur le premier banc. Dans le bourdonnement des images, il entend un chant, triste, lent, à peine perceptible. Comme si quelqu’un chantait en lui. Mais la complainte venait du banc en face de lui, de l’autre côté de la fontaine. Un mendiant emmitouflé dans un long manteau se réchauffe le cœur en chantant.

                  ……L’homme qui pleure des perles

                   Celui qui envie sa peine

                  Et tous ceux qui crachent de haine

                  Et veulent récolter sa sève à main nue

                  Dis-moi, étranger  pourquoi es-tu venu dans ce monde de loups

                  Qui t’a guidé, malheureux, vers ce  dans ce monde de fous

                  Où les hommes sont devenus des arbres à caoutchouc

                  Dis moi combien de larmes devrons-nous transformer en perles

                  Combien de cauchemar auront nous à vivre encore debout

                  Pour défendre les richesses qu’ils veulent exploiter en nous…..                  

L’homme sent ses yeux s’embuer. Des larmes chaudes descendent en longue traînées de chaque côté de son nez et se perlent sur sa joue.

                                                                                                          Ali Moussa Iye

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