Je voudrais partager aujourd’hui avec vous un texte que j’avais publié il y a déjà plusieurs années dans une revue internationale. Il revisite une des légendes sur la fondation de Djibouti, celle du « Djab-Bouti », et explore les métaphores, les symboles et les enseignements véhiculés par de tels récits qui nourrissent l’imaginaire et la mémoire collective des peuples et pourraient aussi éclairer notre présent. ------------------------- Il y a longtemps, un ogre habitait le territoire de notre mémoire. Il s'appelait «le bouti », synonyme du cruel, surnom de la peur. Incarnation des « chaïdanes » qui hantent les fumerolles du Goubet-el-Kharab. Attiré par les vapeurs magmatiques, il avait élu domicile auprès de la seule source d'eau douce où s'abreuvaient les campements nomades des alentours. Le monstre solitaire souillait de sa bave nauséabonde le liquide précieux mais lui se délectait plutôt de la fange amère des mangroves. Personne n'osait s'aventurer dans le terroir marqué par son haleine fétide. Et le soir, les collines s'amusaient à renvoyer les échos de ses ruts grotesques. Les hommes souffraient de ne pouvoir relever cet humiliant défi à leur bravoure. Malgré les prétentions de leurs chants de guerre, le « bouti » narguait chaque jour leur honneur, s'offrant des festins réguliers avec leur cheptel capturé sur le chemin des pâturages. Les hommes souffraient d'engraisser un monstre sans pitié, à l'appétit démesuré. Qui aimait la chair humaine autant que celle des bêtes, qui aimait encore davantage le sang tendre des enfants dodus. Mais un jour sombre comme le sort de ses victimes, le « bouti » s'attaqua à une jeune fille, promise au plus valeureux des guerriers. Une jeune femme qui incarnait la beauté et la vertu. On retrouva dans l'oued ses os soigneusement décortiqués par l'ogre. Ce jour-là, après des longues délibérations, la communauté déclara qu’il n’était plus possible de vivre sous la terreur du monstre. La décision fut prise sous l'Arbre des verdicts : le vaincre ou mourir. Le guerrier endeuillé se porta volontaire pour le duel. Il s’engagea dans une longue observation des habitudes de l’ogre pour connaitre ses habitudes, repérer ses faiblesses et ses vices. Puis il alla s’entrainer dans le désert, pour vaincre sa peur, reprendre confiance en ses forces. Et un beau jour, il annonça qu’il était prêt à libérer son peuple, laver son honneur ou périr. Le combat fut rude sur les berges du puits assiégé. Les cris d'agonie de l'ogre firent trembler les volcans de la dépression de l’Assal quand la lance du guerrier trouva l'orifice qui le retenait à la vie. Ce fut l'allégresse dans toute la contrée, le sacrifice des plus belles têtes de bétail, ce fut l'épandage de sang, de viande et de lait. Toutes les communautés amies, et même celles ennemies, furent conviées au festin pour fêter la mort du monstre, la défaite du « bouti ». Et les poètes et magiciens du verbe se mirent à créer des rimes inscrivant l'événement historique dans les annales poétiques et proverbiales. Les gerraar des hommes, les buraanbur des femmes et les guuh des nostalgiques perpétuèrent t l'épopée de la « défaite du bouti ».Quand, longtemps après, des hommes « à la peau couleur de plaie de brûlure ouverte » accostèrent le pays par la mer et demandèrent le nom des lieux autour du puits, les anciens répondirent avec fierté : « Djab-bouti », la « Défaite du Bouti ». Le scripte de l'expédition coloniale, ignorant les nuances phonologiques, traduisit le mot dans son langage : le nom« Djibouti » apparut dans les cartes des états-majors coloniaux. C'était en 1886 selon le calendrier importé, « l'année du Jeudi » selon la chronologie des pasteurs. De cette légende à la réalité djiboutienne, il n'y a souvent qu'un… oued à franchir. Car de chaque côté de l'Ambouli, large déchirure de sable et de limons qui a pendant si longtemps coupé la ville de son arrière-pays, les signes sont là qui célèbrent la résilience de la population. Mais il ne s'agit pas de la même victoire que dans la légende fondatrice. La ville blanche hérissée de minarets et de paraboles, les silhouettes massives des bateaux aux prises avec les grues, les marchés débordant de mousseline, toutes ces choses que l'on aperçoit à travers le frémissement de l'air ne sont pas des visions de mirage. Le lieu dit « Djab-Bouti » est devenu la capitale d'un territoire qui a été gagné sur les hadhoun, les mangroves, arraché aux madrépores. Comme Zeila, Berbera, Tadjourah ou Mogadiscio, elle a été conquise sur une nature aussi tyrannique que l'animal totémique. Djibouti, c'est l'œuvre des caravaniers, des commerçants de toutes ethnies et clans de la région qui s'y sont confrontés et conciliés avec des aventuriers et trafiquants d'Orient et d'Occident. En si peu de temps Djibouti reprit le flambeau de Zeila, victimes de la compétition entres impérialismes, et devint le point de confluence des pistes antiques, celles de la myrrhe et de l'encens, de l'ivoire et du café, et des nouvelles routes géostratégiques. Les 750 kilomètres de chemin de fer qui partirent du Plateau du Serpent à l'assaut des contreforts abyssins achèveront la conquête des hommes sur l'adversité des lieux.
Les légendes ne sont pas que des histoires à dormir debout. Ni des vérités à coucher dans des Constitutions. Ce sont des expressions des imaginaires populaires, des sublimations de la réalité et des problèmes et des messages codés que les peuples ont à déchiffrer pour y déceler des vérités sur leur passé et des leçons pour le présent. Comme toutes les villes multiethniques et multiculturelles du monde, Djibouti a plusieurs légendes sur sa fondation qui attestent de la diversité de notre mémoire collective. J’ai choisi celle de la défaite du « bouti » parce que c’est une superbe métaphore du combat du peuple djiboutien pour sa survie quotidien et son émancipation. Elle illustre leur attachement à leur liberté et le refus de la terreur d’un monstre insatiable qui engloutissait leur seule richesse, leur cheptel. Elle célèbre le courage et la résilience qui ont permis de se dégager des griffes d’un ogre. Enfin, elle invite à réfléchir sur l’esprit de sacrifice dont il faut faire preuve parfois pour transcender l’intimidation, la résignation et l’humiliation et préserver son honneur. Comme dit un proverbe pastoral« Un éléphant peut être tué pour un simple bracelet d’ivoire mais c’est pour son honneur que l’Homme se sacrifie ». (Maroodi cadadbuu u dhintaa, Ragna magac) Ali MOUSSA IYE |
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Octobre 2017
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